Israël dépense des millions pour de la propagande en ligne
12 septembre 2025Une enquête du réseau Eurovision News, dont la cellule de vérification d'information de la Deutsche Welle fait partie, montre qu'Israël a eu recours à son agence de communication gouvernementale pour tenter de façonner l'opinion publique dans certaines parties de l'Europe et de l'Amérique du Nord, notamment pour réfuter les allégations de famine à Gaza formulées par l'Onu.
Depuis au moins un an, un compte YouTube israélien mène ainsi des campagnes de communication qui discréditent les agences de l'Onu et remettent en question les conclusions d'organisations internationalement reconnus.
Un document gouvernemental révèle qu'au moins 42 millions d'euros ont été dépensés pour des spots publicitaires diffusés sur des plateformes comme YouTube et X depuis mi-juin 2025. Ces efforts font partie de la stratégie plus large de diplomatie publique d'Israël connue sous le nom de "Hasbara", un terme hébreu que l'on pourrait traduire par "expliquer" et qui est utilisé pour décrire les efforts visant à promouvoir l'image d'Israël à l'étranger.
Le 22 août, le jour même de la publication de l'évaluation du Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC), qui estime qu'une famine est en cours dans une grande partie de la bande de Gaza, l'agence de communication du gouvernement israélien a lancé une nouvelle campagne niant la famine.
Deux vidéos ont été promues via des publicités payantes sur la chaîne YouTube officielle du ministère israélien des Affaires étrangères marqué par une coche noire. Les vidéos montrent des marchés remplis de nourriture et des restaurants servant des repas, qui auraient été filmés à Gaza en juillet et août 2025. Ils présentent un texte à l'écran et une voix off générée par intelligence artificielle, se terminant par le constat suivant : "Il y a de la nourriture à Gaza. Toute autre affirmation est un mensonge."
Ces vidéos ont été visionnées plus de 18 millions de fois et ont été publiées en anglais, italien, allemand et polonais.
Messages ciblés et récits trompeurs
Selon le Centre de transparence publicitaire de Google, les publicités sur YouTube peuvent être ciblées par sexe, âge et région. D'après Google, Israël a ainsi ciblé des utilisateurs en Allemagne, en Autriche, en Italie, en Pologne, au Royaume-Uni et aux États-Unis.
L'ouverture de restaurants ne prouve pas qu'il n'y a pas de famine à Gaza
DW Fact Check, la cellule de vérification de l'information de la Deutsche Welle, a analysé l'une des vidéos et a retrouvé les extraits originaux utilisés en le retraçant jusqu'aux comptes des réseaux sociaux des restaurants présentés (voici quelques exemples).
La plupart des extraits vidéo ont été postée en juin et juillet 2025. Cependant, la présence de restaurants ouverts ne réfute pas l'existence de la famine.
Plusieurs restaurants ont mentionné des pénuries d'approvisionnement, l'inflation et des fermetures temporaires.
La DW a contacté tous les restaurants et cafés présentés dans la vidéo. Par exemple, le café Estkana, dans le quartier de Rimal à Gaza, a confirmé des fermetures fréquentes en raison du manque d'ingrédients de base.
Ils ont déclaré que des sacs de farine pour les professionnels étaient vendus pour l'équivalent de centaines d'euros, mais que les prix changeaient en fonction du jour et de l'état général de l'approvisionnement dans l'enclave. Le café listait dans son menu à la fin du mois d'août une gaufre au Nutella qui coûtait environ 25 €, et un petit dessert avec des noix et du chocolat à un prix similaire.
Un autre restaurant, le O2, situé dans la ville de Gaza, a publié son menu sur sa story Instagram le 3 septembre en indiquant ses prix. Ici, une crêpe au Nutella coûte environ 12 €.
Des témoignages de première main confirment des prix élevés
Riham Abu Aita, cofondatrice de la plateforme palestinienne de vérification de l'information et du groupe d'éducation aux médias "Kashif”, a confirmé les prix élevés lors de ses sessions de formation à Gaza d'avril à juillet.
"Nous avons acheté un kilo de sucre pour 250 shekels (environ 65 euros). Un morceau de pain avec un morceau de falafel coûtait 30 shekels (environ 8 €) à l'époque", a-t-elle expliqué à la DW.
À la fin du mois de juillet 2025, une vidéo publiée par des médias dont le Jerusalem Post montrait un étal rempli de légumes à Gaza, suscitant le scepticisme quant aux allégations de famine. DW Fact check s'est entretenu avec le journaliste palestinien Majdi Fathi, qui a filmé les images. Il a certes confirmé leur authenticité, mais a souligné que "ces légumes et ces fruits sont très chers. La majorité des habitants de Gaza n'ont pas les moyens de les payer".
Riham Abu Aita précise que "toutes les zones de Gaza ne souffrent pas de la même manière. S'il y a un siège dans une ville, peut-être que vous pouvez trouver de la nourriture dans une autre ville", ajoutant que même dans ce cas, les prix sont extrêmement élevés.
La DW conclut que les vidéos promues par le ministère israélien des Affaires étrangères sont trompeuses. Bien que la nourriture puisse être disponible dans certaines régions, elle est rare ou inabordable dans d'autres.
Il y a des preuves que la famine (phase 5 de l'IPC) se produit actuellement dans le gouvernorat de Gaza et qu'elle devrait s'étendre à Deir el-Balah et Khan Younes d'ici la fin du mois de septembre.
Des vidéos de propagande niant l'existence de la famine n'ont pas seulement été diffusées sur YouTube, mais aussi sur de nombreuses chaînes israéliennes, sur plusieurs plateformes et dans plusieurs langues européennes.
La DW a contacté le ministère israélien des Affaires étrangères ainsi que le bureau de presse du gouvernement pour demander pourquoi les campagnes publicitaires ne ciblaient que les six pays mentionnés ci-dessus et comment le gouvernement décrirait la situation alimentaire actuelle à Gaza.
Nous avons été renvoyés vers l'ambassade d'Israël à Berlin. Le personnel de l'ambassade a répondu en se référant à une déclaration du ministère des Affaires étrangères publiée sur X réitérant l'affirmation selon laquelle "il n'y a pas de famine à Gaza". L'ambassade a également partagé un document qui aurait été envoyé à l'IPC, contestant ses conclusions. La réponse de l'ambassade n'a pas mentionné la question de la DW sur la campagne de communication.
Les publicités sponsorisées d'Israël ciblent IPC
La DW a également découvert un lien sponsorisé apparaissant en haut des résultats de recherche Google pour les utilisateurs effectuant une recherche avec les mots clés "famine IPC". Le lien mène à une page du gouvernement israélien contestant la méthodologie de l'IPC et l'accusant de mal interpréter des données.
La page indique : "La déclaration a été émise non seulement sans preuve qui la justifierait selon les propres critères de l'IPC, mais également sur la base de données partielles ou déformées – le plus important étant une violation présumée du seuil de malnutrition aiguë présentée comme une justification clé." L'IPC a nié ces allégations, affirmant que ses normes restent inchangées.
Ce type de publication sponsorisée peut facilement cibler certains utilisateurs à la recherche d'informations spécifiques, selon le Centre de transparence publicitaire de Google. Google n'a pas répondu à notre demande concernant la campagne publicitaire d'Israël.
Désinformation des deux côtés
Alors que les deux parties au conflit ont été accusées de diffuser de la désinformation, les sources de la DW suggèrent que le volume et l'ampleur du contenu trompeur sont actuellement plus importants du côté pro-israélien.
"Je pense qu'Israël est maintenant confronté à un risque sans précédent d'isolement face à la communauté internationale", estime Tommaso Canetta, coordinateur de la vérification des informations à l'Observatoire européen des médias numériques (EDMO), dans une interview accordée à la DW.
Il voit un objectif clair derrière la propagande et la désinformation israéliennes diffusées dans plusieurs langues européennes : "Leur idée générale est de gagner la sympathie de l'opinion publique occidentale en Europe et aussi aux États-Unis".
Pour le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, la reconnaissance de l'État palestinien par de plus en plus de pays est "une énorme défaite diplomatique”, selon Tommaso Canetta.
Il note que la partie palestinienne diffuse également activement de la désinformation.Toutefois, "il est clair qu'à l'heure actuelle, nous voyons plus de désinformation du côté pro-israélien des choses".
La couverture médiatique en Israël définit l'ordre du jour de la propagande
La DW s'est également entretenu avec Oren Persico, journaliste pour The Seventh Eye, un blog bien connu en Israël consacré au journalisme et à la liberté de la presse. Il affirme que l'objectif d'Israël est de donner l'impression qu'il n'y a pas de famine généralisée à Gaza : "Nous sommes les gentils, ou nous sommes les victimes, et nous ne cherchons pas à blesser des civils exprès."
Il critique le déni de la famine comme étant de l'"anti-journalisme", rappelant que "le fait qu'il y ait une épicerie ou deux ou dix avec des étagères bondées ne signifie pas qu'à 10 kilomètres de là, les gens ne sont pas à l'intérieur d'une maison, incapables de sortir en sécurité et sans nourriture".
Selon Oren Persico, le narratif peut se résumer ainsi : "Tant que les otages sont encore à Gaza, il est facile pour les Israéliens de se considérer comme des victimes."
Le 7 octobre 2023, l'organisation terroriste du Hamas a lancé une attaque meurtrière contre Israël, tuant près de 1 200 personnes et prenant environ 250 personnes en otage. À l'heure actuelle, 48 otages sont toujours retenus dans l'enclave palestinienne, dont 20 seraient encore en vie.
En réponse, Israël a mené une campagne militaire à Gaza qui a entraîné la mort de 60 000 personnes, selon les chiffres des autorités sanitaires palestiniennes cités par Reuters. Près d'un tiers des victimes auraient moins de 18 ans.
L'inquiétude internationale s'est accrue. Des experts de l'Onu ainsi qu'au moins deux ONG israéliennes et l'Association internationale des spécialistes du génocide ont qualifié l'ampleur des massacres de génocidaires. Israël nie fermement ces accusations.
Pendant ce temps, ce que l'Organisation mondiale de la santé (OMS) appelle une famine "causée par l'homme" se poursuit. Malgré les besoins humanitaires croissants, Israël maintient son blocage de l'aide et les opérations militaires continuent, selon des rapports des Nations Unies et d'autres organisations humanitaires.
Alima de Graaf et Björn Kietzmann ont contribué à cet article.
Le collectif d'investigation était composé de journalistes des médias de service public suivants : BR24 (Allemagne), ORF (Autriche), DW (Allemagne), VRT (Belgique) et UER (Suisse).
Édité par Rachel Baig et Felix Tamsut.