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Alabuga, le rêve brisé de jeunes Africaines en Russie

Martina Schwikowski | Kossivi Tiassou
18 juin 2025

Attirées par une promesse de formation en Russie, de jeunes Africaines se retrouvent à assembler des drones dans des conditions dangereuses et déshumanisantes à Alabuga.

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Des participants du programme Alabuga Start
Face à une pénurie de main-d’œuvre, régulièrement évoquée en Russie affaiblie par la guerre, les travailleurs migrants du Sud sont de plus en plus ciblés par le programme Alabuga.Image : Alabuga Start/Telegram

"J’aime la Russie, sa langue et sa culture", déclare Aminata, 20 ans, à la DW. Dans quelques semaines, elle compte quitter son pays natal, la Sierra Leone, pour suivre une formation en Russie. Ses frais de voyage sont pris en charge par le programme "Alabuga Start", du nom d’une zone industrielle située dans le sud-ouest de la Russie, où des logements sont même mis à disposition des participants.

Aminata est loin d’être un cas isolé : le programme promet aux candidates issues de pays pauvres une carrière bien rémunérée. Sur la chaîne publique Telegram du programme de travail et d’études, on voit régulièrement des jeunes Africaines souriantes mises en avant.

Le rêve d’une vie meilleure s’effondre

Pour la plupart, ce rêve vole en éclats peu après leur arrivée dans la zone économique spéciale d’Alabuga, un grand complexe industriel situé dans la région russe du Tatarstan. Au lieu d’y recevoir une formation professionnelle dans des usines, beaucoup d’entre elles sont contraintes de maintenir à bas coût l’économie de guerre russe, en assemblant des drones dans des conditions déplorables. C’est la conclusion d’un rapport publié en mai par l’Initiative mondiale contre la criminalité transnationale organisée (GI). Aminata de Sierra Leone affirme ne rien en avoir su jusqu’ici.

La DW a contacté de nombreuses participantes au programme. La majorité d’entre elles refusent de parler, par peur de représailles. Chinara, une jeune Nigériane, a accepté de témoigner via une messagerie. Son nom a été modifié pour protéger son identité.

"Ils ont fait de nous des ouvrières épuisées, mal payées", écrit-elle dans son échange avec la DW. Elle fait partie de celles qui ont quitté la Russie déçues par le programme Alabuga.

"Au début, tout semblait bien. On nous avait promis des postes en logistique, service, restauration, ou même de conductrice de grue", raconte-t-elle.

Elle ajoute : "C’était une opportunité rare pour des filles africaines d’accéder à ces métiers. Mais une fois arrivées, tout a changé. Ils ont trouvé des excuses." Certaines ont été affectées à des usines de montage de drones, d’autres à la supervision de la production de drones, et d’autres encore ont été affectées au ménage. Ces jeunes femmes ont été exposées à des "produits chimiques très dangereux et potentiellement mortels", affirme Chinara.

Et pourtant, la direction du programme n’a pas voulu assumer la responsabilité de la détérioration de la santé des participantes : "Même les Russes ne restent pas longtemps là-bas, car c’est un endroit très dangereux."

Capture du compte Telegram - Alabuga Start
Sur la chaîne publique Telegram du programme de travail et d’études, Alabuga, on voit régulièrement des jeunes filles souriantes mises en avant.Image : Alabuga Start/Telegram

Un centre de l’économie de guerre

Alabuga est considéré comme un centre névralgique de l’économie de guerre du président russe Vladimir Poutine. On y fabrique les drones de type Geran-2, dérivés du modèle iranien Shahed-136, utilisés massivement pour attaquer l’Ukraine. Depuis début mai, la Russie a encore intensifié ses frappes nocturnes par drones, envoyant chaque nuit des centaines de ces appareils kamikazes vers les villes ukrainiennes.

La zone économique spéciale d’Alabuga a été créée en 2006 pour attirer entreprises et investissements au Tatarstan. Après l’invasion de l’Ukraine en 2022, elle s’est rapidement agrandie, certaines parties ayant été converties à la production militaire, avec la construction ou rénovation de nouveaux bâtiments, comme le montrent des images satellites.

Face à une pénurie de main-d’œuvre, régulièrement évoquée en Russie affaiblie par la guerre, les travailleurs migrants du Sud sont de plus en plus ciblés. En 2024, selon la base de données publique russe UIISS, plus de 111 000 travailleurs africains sont arrivés en Russie, soit une augmentation de 50 % par rapport à l’année 2022. Le nombre le plus élevé provient du Cameroun, mais des migrants sont aussi venus du Nigeria, du Burkina Faso, du Togo, de la Centrafrique et de la Gambie.

Exploitation à Alabuga

Presque tous ces pays sont également mentionnés dans l’étude de la GI concernant Alabuga Start. Le programme semble destiné à combler les pénuries de personnel dans l’industrie de l’armement : initialement, ce sont surtout de jeunes femmes de 18 à 22 ans venues d’Afrique qui ont été recrutées. Le programme s’est depuis élargi à d’autres pays en développement d’Asie et d’Amérique latine, ainsi qu’à plusieurs anciennes républiques soviétiques.

Les auteurs de l’étude ont analysé des données et des échanges de messages, et mené environ 60 entretiens entre décembre 2024 et mars 2025. Co-autrice du rapport, Julia Stanyard souligne à la DW que même des mineures ont été enrôlées dans la production de drones à Alabuga Polytech, un centre de formation situé directement sur le site industriel. Certaines n’auraient que 16 ans.

"Les conditions de travail sont abusives. Les jeunes femmes parlent de longues heures de travail, sous la surveillance constante de la direction d’Alabuga. Elles manipulent des produits chimiques dangereux pour leur santé", affirme Stanyard, corroborant ainsi les propos de Chinara. Des accusations de harcèlement et de racisme sont également fréquentes.

À cela s’ajoute le risque mortel, car les installations militaires sont régulièrement la cible des frappes ukrainiennes. Le rapport de la GI cite des médias russes rapportant que des travailleurs ont été blessés en avril 2024, et qu’une évacuation de l’usine a eu lieu en décembre 2024. En avril 2025, le site industriel, situé à environ 1 000 km à l’intérieur de la Russie, aurait de nouveau été visé.

Le centre Alabuga vu d'en haut.
La zone économique spéciale d’Alabuga a été créée en 2006 pour attirer entreprises et investissements au Tatarstan. Après l’invasion de l’Ukraine en 2022, elle s’est rapidement agrandie, certaines parties ayant été converties à la production militaire.Image : Maxar Technologies/AP Photo/picture alliance

"Notre fille nous parle de travail forcé"

"Le programme semble s’apparenter à une forme d’exploitation frauduleuse", affirme Julia Stanyard à la DW. Lors de leur recrutement, il n’est pas dit aux jeunes femmes ce qu’elles devront réellement produire. Beaucoup d’entre elles se retrouvent piégées à Alabuga, dans l’impossibilité de repartir. Au Zimbabwe, des parents s’inquiètent pour leurs filles, parties avec des billets d’avion payés par Alabuga après une candidature en ligne.

La mère d’une jeune fille du nord rural du Zimbabwe témoigne : "Elle voulait suivre une formation technique. Maintenant, elle nous parle de travail forcé, elle ne peut quasiment pas utiliser son téléphone et est surveillée. Elle n’a jamais reçu les 1500 dollars promis", dit-elle à la DW. "Et je ne peux même pas la faire revenir. Les responsables d’Alabuga, en qui j’avais confiance, se taisent."

Un père d’une autre jeune fille partie au même endroit décrit la situation comme « un cauchemar », affirmant que ce qui semblait être un programme de formation crédible s’est transformé en "piège mortel". À Harare, la capitale, une mère raconte à la DW : "Ma fille de 20 ans devait suivre une formation technique. Mais elle fait autre chose. Nous pouvons à peine lui parler. Son passeport a été confisqué pour l’empêcher de fuir."

Interpol enquête au Botswana

Dans le pays voisin, le Botswana, le programme de formation est désormais dans le viseur de la justice : Interpol enquête pour déterminer si Alabuga Start est impliqué dans un trafic d’êtres humains.

"Le vernis d’Alabuga commence à se fissurer", estime Julia Stanyard. Certains pays comme le Kenya, l’Ouganda ou la Tanzanie sont désormais plus attentifs aux risques du programme et ont lancé des enquêtes. Mais elle nuance : "Beaucoup de ces gouvernements considèrent la formation professionnelle à l’étranger comme une bonne chose." Des représentants d’Alabuga continuent d’ailleurs à rencontrer des diplomates africains pour promouvoir activement leur programme.

Alabuga Start n’a pas répondu aux questions de la DW concernant les conditions de travail.

Avec la collaboration de : Garikai Mafirakureva (Zimbabwe) et Aleksei Strelnikov (Bonn).